Chasse aux communistes

Trois militants ont été torturés et assassinés par l’armée dans un village andin proche de Bogotá. Accusés d’aider la guérilla, de nombreux habitants se plaignent de mauvais traitements. Reportage.

par Claude Dupontier
L'Humanité

Bogotá, 14 Mai 2005

Depuis plusieurs semaines, Elkin ne sourit plus guère. La mine renfrognée, le garçon de deux ans traîne sur le sol de terre battue de la petite ferme familiale, perdue dans les brumes des Andes colombiennes. C’est là, à trois heures de mauvaise route de Bogotá, qu’il a vu son père partir pour la dernière fois, tôt le 18 mars dernier. Ouvrier agricole sans terre, Heriberto Delgado avait embrassé Elkin et son benjamin, un nourrisson de quelques mois, avant de suivre ses voisins, les frères Javier et Wilder Cubillos. «Ils voulaient ramener du poisson et soigner leurs troupeaux de bétail», se rappelle sa grand-mère, en alimentant un fourneau étroit de branches sèches. Aucun de ces trois militants communistes ne devait revenir vivant dans le hameau isolé du village de San Juan de Sumapaz, perché à plus de 3 000 mètres d’altitude.

Sur les pâturages venteux où ils se rendaient, à plusieurs heures de cheval, une cabane devait les abriter du froid entre deux séances de pêche dans les lacs de montagne. C’est au départ de cette maisonnette que leurs proches ont retrouvé leurs habits éparpillés, après plus d’une semaine d’absence. «Un survêtement se trouvait tout prêt, une chemise plus haut dans la pente, puis leurs caleçons», raconte Vicente Delgado, l’oncle de Heriberto.

Interrogé sur leur sort, un officier de l’armée de terre intrigue alors les proches en évoquant la mort de trois guérilleros pendant des combats dans le même secteur. Les hauteurs de la région du Sumapaz, cordillère qui domine l’accès à la capitale, Bogotá, sont effectivement disputées depuis plusieurs années par le pouvoir et les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), guérilla forte de 18 000 combattants et vieille de quarante ans. Après avoir longtemps dominé la zone, également bastion électoral communiste, les FARC ont cédé du terrain depuis l’installation d’un bataillon de haute montagne. Les soldats patrouillent en permanence et, aujourdencore, les escarmouches ne sont pas rares.

Pourtant, «nous n’avons pas cru que les morts étaient vraiment des guérilleros», se rappelle Vicente. Une visite à la morgue a confirmé les craintes: les supposés rebelles, déposés sous l’étiquette «sans identité» par les militaires, étaient bien son neveu et ses deux voisins, les traits tordus par la torture. L’un avait les ongles arrachés, un autre avait été castré. «C’est une mort très laide, lâche simplement la grand-mère dans l’obscurité de sa cuisine, où une étroite fenêtre évite de disperser la chaleur des foyers. Le lieutenant qui dirige le secteur connaissait Heriberto, il savait que c’était un simple paysan.» Mais après avoir reconnu devant les proches leur responsabilité dans la mort des civils, les porte-parole militaires défendent toujours devant les caméras la version d’une mort au combat.

Aucun des jeunes gens, rappelle pourtant Vicente Delgado, n’était armé, ne serait-ce que d’un fusil de chasse. «Depuis que l’armée les confisque, presque personne ne les sort, raconte-t-il. En plus, les trois victimes ont été arrêtées plusieurs heures avant d’être tuées.» Il tient l’information d’un cousin de Heriberto, arrêté non loin de la cabane des trois paysans assassinés, le jour même de leur départ. Ce simple maçon a été malmené des heures durant par les soldats: «Ils me disaient qu’ils ne me tueraient pas à condition que je dénonce la guérilla, raconte-t-il. Mais je ne savais rien.» Le canon sur la tempe, il s’entend répéter que «trois autres guérilleros» ont été arrêtés. Il écoute par radio les numéros de leurs pièces d’identité: au moins deux correspondraient à ceux des disparus. Puis le détenu entend trois rafales dans la montagne, distantes de quelques minutes; lui-même ne sera relâché qu’après avoir fait croire que sa famille, avertie, est sur le point de partir à sa recherche. Témoin gênant, le cousin veut maintenant abandonner San Juan. «La nuit, s’inquiète-t-il, les soldats rôdent autour de ma maison.»

Aujourd’hui, sur l’unique rue en pente du village, des graffitis et des affiches décolorées par la lumière blanche du soleil intermittent clament «justice» pour les trois assassinés. «L’armée nous a déjà tué des gens», rappelle un commerçant. Ces dernières années, un adolescent et son grand-père ont été abattus par erreur alors qu’ils allaient traire leurs vaches; la bavure a été dissimulée en les affublant de treillis de guérilleros. En mars 2002, des hélicoptères ont tué un enfant de six ans au cours de combats avec les FARC, en mitraillant les pans de montagne à l’aveuglette.

«Les soldats n’arrêtent pas de nous dire que nous aidons la guérilla», ajoute un jeune paysan aux mains noires de terre. Son père, Moises Delgado, dirigeant communiste et syndicaliste paysan, a été arrêté en mars, accusé de rébellion. «Le pouvoir s’acharne contre le village parce que c’est un réservoir de communistes, estime son avocat, Rodolfo Rîos. L’armée a monté un dossier bidon à mon client avec des témoignages de déserteurs.» Trois sur quatre se sont déjà rétractés, et plusieurs vagues d’arrestations semblables, l’an dernier, avaient abouti à des libérations faute de preuves. Mais le harcèlement continue. «Les soldats m’insultent chaque fois qu’ils me croisent, raconte son fils, ils m’ont déjà obligé à me déshabiller en plein champ.»

Comme la plupart des habitants de la zone, le jeune homme a certes longtemps cohabité avec les FARC. «Il y a encore quatre ans, les guérilleros se promenaient ici, reconnaît un fonctionnaire municipal, dans la seule rue de San Juan. Ce sont même eux qui se plaignaient quand la mairie travaillait mal.» Mais la guérilla n’a pas pour autant d’égards pour les paysans. Lors des dernières élections locales, elle a brûlé urnes et bulletins, privant le village de conseil municipal. «Les autorités doivent comprendre qu’être communiste n’implique pas d’être guérillero», lance l’avocat Rodolfo Rîos. Perdu dans la polémique, Elkin, l’enfant au visage triste, sait simplement que son père ne lui dira plus au revoir.

 
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