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Colombie
Kankuamos : la communauté assiégée
Constanza Vieira / vendredi 20 avril 2007
 

Devant l’impressionnante vue de la Sierra Nevada de Santa Marta depuis l’aéroport de la ville colombienne septentrionale de Valledupar, un homme portant un chapeau fin aux larges bords et ayant l’apparence d’un rude cow-boy la décrit ainsi : « Elle est non seulement belle, mais elle est aussi riche en bétail, en minéraux et en eau ».

Les contreforts de la face sud-est de la Sierra qui émergeaient à ce moment-là de la brume sont en partie territoire indigène kankuamo, une des quatre ethnies qui habite la Sierra dont les eaux alimentent Valledupar, la capitale du département du César.

La Constitution colombienne, promulguée en 1991, reconnaît la pluralité ethnique et culturelle du pays ainsi que les autorités indigènes comme les gouvernants légitimes des territoires qu’elles occupent. Elles ont également droit à recevoir une partie du budget national.

Ces reconnaissances ont renforcé les communautés autochtones déjà consolidées et en ont sauvé plusieurs autres dont les cultures étaient en voie de disparition. C’est le cas de la communauté kankuama.

Cette ethnie, qui, depuis le début des années 80, a décidé de récupérer sa culture presque éteinte avec l’appui des anciens et de leaders spirituels des ethnies voisines, a entamé en 1993 les formalités pour que lui soit rendu le territoire de ses ancêtres sous la forme d’une propriété collective.

Mais les hauts et les bas du très ancien conflit armé interne ont compliqué les projets des kankuamos. La Colombie fait face depuis plus de quarante ans à une guerre entre les guérillas de gauche et les forces armées auxquelles se sont ajoutés ensuite les groupes paramilitaires d’extrême droite qui ont procédé cette année à une très médiatisée démobilisation partielle.

Depuis le début des activités de restauration culturelle et jusqu’en 1998, 108 membres de la communauté ont été assassinés. Avec l’arrivée dans la région des paramilitaires, les attaques contre les indigènes ont augmenté au point que pour la seule année 1999, 42 assassinats ont été enregistrés.

Depuis l’assaut des Autodéfenses Unies de Colombie (AUC) d’extrême droite dans le sud-est de la Sierra, qui a provoqué la mort de 234 autres indigènes de cette ethnie, le tiers des familles kankuamas a fui en dehors de leur territoire, à Valledupar, principalement, mais aussi à Bogota où ils ont une association.

Ces faits ont poussé l’Organisation des Nations Unies à déclarer que cette communauté est celle qui court le plus grand risque d’extinction en raison du conflit armé colombien.

La Cour Interaméricaine des Droits de l’Homme (CIDH) a promulgué en juillet 2004 des mesures provisoires (impératives) pour préserver la vie des membres de cette ethnie [1]. Depuis, les massacres ont diminué. En 2003, 71 kankuamos ont été assassinés, l’année suivante 25 et, en 2005, les assassinats se sont réduits au nombre de 6.

Les kankuamos savent que leur territoire est la porte d’entrée de la Sierra Nevada. Ils constatent aussi que les grands projets économiques qui sont développés dans des régions voisines des territoires indigènes, tels que ceux liés aux importantes réserves aquifères, ont attiré la guérilla qui se finance, en partie, en extorquant les investisseurs.

En conséquence, les groupes anti-guérillas paramilitaires sont arrivés pour protéger les entreprises hydroélectriques ainsi que les entreprises minières, bien qu’elles soient plus éloignées.

Selon un spécialiste indigène dont IPS se réserve l’identité pour préserver sa sécurité, les rebelles de l’Armée de Libération Nationale (ELN) sont arrivés dans le territoire kankuamo à leurs débuts au milieu des années 60. En 1985, la guérilla des Forces Armées Révolutionnaires de Colombie (FARC) a fait de même.

Les FARC ont exercé une domination sur la plus grande partie du territoire montagneux kankuamo tandis que l’ELN était présente dans la partie basse, appelée La Mina, à 40 kilomètres de Valledupar. Selon les récits des habitants, à Pozo Azul, un autre village de la région, la guérilla négociait des otages. C’est-à-dire qu’elle fixait un prix pour les personnes en son pouvoir.

En conséquence, la police n’a pas été présente pendant 12 ans à Atánquez où elle n’est revenue qu’en 2003.

Les kankuamos voyaient jusqu’il y a peu se réunir de manière clandestine sur leur territoire des maires et d’autres autorités locales avec la guérilla. Parfois, les insurgés rencontraient publiquement des fonctionnaires du gouvernement national. Des groupes musicaux célèbres sont également venus « pour faire la fête aux chefs guérilleros », a raconté le spécialiste à IPS.

Les gens du cru étaient habitués à cohabiter avec la guérilla. Mais la situation a changé avec l’arrivée des paramilitaires.

Le territoire indigène s’est transformé en un champ de bataille entre les rebelles et les paramilitaires. Plusieurs kankuamos se sont enrôlés dans les rangs des deux bandes, la communauté s’est fissurée et des rivalités sont nées en son sein.

Le massacre des kankuamos a coïncidé avec deux événements. D’une part, la reconnaissance légale en 2003 d’un territoire indigène de 24 600 hectares sur les contreforts de la Sierra et d’un terrain dans la plaine, proche de Valledupar. Les indigènes ont aussi démarqué une zone supplémentaire de 14 000 hectares en vue de l’agrandissement de leur territoire sur lesquels se trouvent quelques-uns de leurs sites sacrés.

D’autre part, à la fin de 2002, la stratégie paramilitaire a fini par fermer une sorte de cordon autour de la Sierra dans lequel elle a acculé et encerclé la guérilla sur les hauteurs.

Selon le directeur d’une organisation qui travaille dans la région, la stratégie a été complétée par l’action de l’armée dans la partie basse de la Sierra Nevada.

L’avancée paramilitaire s’est traduite par des incursions armées et des assassinats visant à semer la terreur ainsi que par l’imposition de restrictions au transport de médicaments et d’aliments qui ne sont pas produits dans la région tels que l’huile et le riz.

La logique du contrôle des approvisionnements est expliquée dans une brochure intitulée « Dynamique récente de la confrontation armée dans la Sierra Nevada de Santa Marta », publiée en février 2006 par l’observatoire du Programme présidentiel des droits humains et du droit international humanitaire de la vice-présidence de la République.

Selon l’observatoire, « les forces militaires ont obligé des structures de la guérilla à se replier dans les zones les plus élevées de la Sierra et ont provoqué un manque d’approvisionnement de telle manière que l’on s’attend à ce que, face à la pénurie d’aliments et de munitions, la guérilla se voie dans l’obligation de se rendre dans les plaines où elle est plus vulnérable ».

A Chemesquemena, un village kankuamo d’une seule rue bordée de maisons aux couleurs pastels, aux toits de zinc et aux jardins soigneusement entretenus, le magasin communautaire a rouvert il y a un an après avoir été fermé deux ans parce que les paramilitaires ne laissaient pas passer de marchandises pour plus de 400 dollars par semaine pour éviter que la guérilla y ait accès.

Les kankuamos ont l’habitude de passer deux ou trois jours par semaine dans la ferme familiale, centre de l’économie locale. Mais « le contrôle des aliments a fait baisser la production agricole », selon l’indigène Daniel.

Depuis Atánquez et vers les hauteurs de la Sierra, les indigènes doivent demander un permis aux militaires pour pouvoir se déplacer. A Patillal, le dernier village avant la montagne escarpée et en dehors de la réserve, « il y a un contrôle des aliments tant pour les familles que pour les magasins », a dit à IPS un commerçant kankuamo.

Aujourd’hui, selon l’observatoire, les paramilitaires exercent une influence sur les élections régionales et un contrôle sur les administrations locales dans le cadre d’une stratégie qui cherche à se servir de la structure de l’Etat pour leur propre bénéfice.

Le gouverneur du département du César, Hernando Molina, est arrivé à ce poste après s’être présenté aux élections de 2003 comme unique candidat après que ses deux rivaux se soient vus obligés de renoncer après avoir reçu des menaces de mort [2].

« Les autodéfenses (AUC) exercent un fort contrôle sur le commerce des aliments dans la capitale du César, en imposant des restrictions aux vendeurs et aux acheteurs (...) et en régulant l’accès aux vivres dans les hauteurs de la Sierra Nevada dans le but de désapprovisionner les structures de la guérilla et leurs supposés alliés », ajoute le document de l’observatoire.

Ce document soutient également que la guérilla est encore présente dans la région mais serait concentrée dans les parties les plus hautes de la Sierra. Dans la partie basse, selon ce qu’a affirmé à IPS un dirigeant indigène aujourd’hui déplacé à Bogota, « les paramilitaires se sont emparés des terres de la réserve » de la communauté.

Dans la Sierra Nevada, dont la population est estimée à 211 000 personnes, on trouve, en plus des kankuamos, les peuples kággaba [ou kogui], wiwa et ijka [ou arhuaco].


Les opinions exprimées et les arguments avancés dans cet article demeurent l’entière responsabilité de l’auteur-e et ne reflètent pas nécessairement ceux du Réseau d’Information et de Solidarité avec l’Amérique Latine (RISAL).

En cas de reproduction de cet article, veuillez indiquer les informations ci-dessous :

Source : IPS noticias, 9 août 2006.

Traduction : Anne Vereecken, pour le RISAL.

GLOSSAIRE

Autodéfenses Unies de Colombie (AUC)
Constituées en 1997, les Autodéfenses Unies de Colombie (AUC) sont une sorte de coupole regroupant les différents groupes paramilitaires, d’extrême droite, colombiens. Elles sont responsables des principales violations des droits humains ces dernières années en Colombie et très impliquées dans une série de commerces illicites, dont celui de la drogue. Elles se sont officiellement démobilisées sous la présidence de Uribe Vélez (2002 - ...).

Ejército de Liberación Nacional, Armée de Libération Nationale (ELN)
L’Armée de libération nationale, Ejército de Liberación Nacional (ELN), est une guérilla colombienne encore en activité, née en 1962 sous l’influence de la révolution cubaine. On estime ses combatants à 4 000.

Forces Armées Révolutionnaires de Colombie - Armée du Peuple (FARC-EP)
Les Forces Armées Révolutionnaires de Colombie - Armée du peuple, Fuerzas Armadas Revolucionarias de Colombia - Ejército del Pueblo, est la principale guérilla de Colombie, née officiellement en 1964. Elle est reconnue comme organisation terroriste par les États-Unis et l’Union européenne.

Sierra
Zone montagneuse, chaîne de montages.

[1[NDLR] La CIDH, en dépit de la demande du gouvernement colombien de lever ces mesures provisoires, a confirmé leur pertinence et leur vigueur le 30 janvier 2007. Le texte de la résolution de la Cour est disponible sur http://www.corteidh.or.cr/medidas.c....

[2[NDLR] En janvier 2007, le gouverneur du César, Hernando Molina, a été interrogé par le Procureur général de la Nation pour répondre de faits très graves : être l’auteur intellectuel du massacre des kankuamos et avoir gérer les biens du chef paramilitaire Rodrigo Tovar Pupo, alias Jorge 40 (cf « Un gobernador en la mira », Semana 15/02/2007). Notons que Hector Molina fait partie du « clan Araujo » : il est un cousin du sénateur uribiste Alvaro Araujo, frère de l’ex-ministre des Affaires étrangères colombienne, impliqué dans le scandale de la « parapolitique » et en prison depuis le 15 février 2007. Il est accusé d’avoir des liens privilégiés avec le même Jorge 40 qui aurait favorisé son élection par la terreur et l’enlèvement de son plus proche rival (cf « Breve guía práctica para entender todo el escándalo de la ‘para-política ‘ », Semana, 23/02/2007).